Cette chronique est la première de six écrites par le marin et auteur britannique Pete Goss.

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Tracey et moi gardons un souvenir merveilleux du temps passé à bord de “Pearl of Penzance”, et notamment de notre exaltation en arrivant à Antigua après la traversée de l’Atlantique. C’était la fin de l’après-midi et le soleil déclinant offrit un superbe arc-en-ciel, comme un reflet au large sourire qu’arborait Tracey. Ce soir-là, nous nous sommes assis dans le cockpit baigné par une brise tropicale et avons partagé une bouteille de vin pétillant que les enfants nous avaient offerte pour célébrer un moment spécial.

Ce fut un voyage riche en moments forts, au cours duquel nous avons fait connaissance avec notre merveilleux bateau, un Garcia  Exploration 45, et avons commencé à nous familiariser avec notre nouvelle vie sur l’eau. Des larmes avaient coulé au départ, lors de la descente de la Manche en décembre. Nous avions instauré un système de carton rouge permettant à chacun de demander à clore ce chapitre de l’aventure sans s’exposer à la moindre question, sur la base d’une simple intuition. Dans ces premiers moments, Tracey avait décidé de garder le sien à portée de main, dans sa poche arrière, sachant que l’autre option était de rester à la marina en plein hiver, pour une période pouvant aller jusqu’à trois semaines. Motivés par la présence d’une fenêtre météo favorable de l’autre côté du golfe de Gascogne, nous avons opté pour la grande traversée, qui commencerait cela va de soi par de forts vents contraires. Nous allions endurer un traitement de choc à court terme, escomptant en retirer un bénéfice sur le long terme.

La première nuit a été très rude, mais nous avons fait jouer la force de l’équipe, et j’ai donc pu couvrir le plus dur. Aux premières heures d’une nuit sombre, froide et turbulente, nous avons contourné la pointe de Bretagne et pu enfin abattre. Alors que nous entrions dans notre nouvelle vie, Ouessant et le continent semblaient s’effacer pour nous dire adieu. Un copieux petit déjeuner a permis de remiser cette nuit derrière nous, alors que le ciel dégagé et le soleil levant indiquaient que le moment était venu de sortir le nouveau spinnaker de son sac et d’envoyer toute la toile. Le frisson qui s’en est suivi a donné le ton pour les deux ans et demi à venir : nous avions pris la bonne décision.

Il serait faux de dire que notre aventure a commencé à Ouessant, car la vérité est qu’elle a débuté quelques années avant que nous foulions pour la première fois le pont de “Pearl”. À la réflexion, il semble qu’une aventure comporte trois parties : l’anticipation, la participation et la conclusion. Les deux premières sont merveilleuses en ceci qu’elles offrent une immersion complète dans un monde nouveau, excitant et qui respire la vie. La dernière peut être enrichissante mais elle peut être plus âpre si vous n’avez pas, dès le départ, pris en compte le cycle de vie complet de votre aventure. Terminer ce cycle comme nous l’avons fait par une vente facile de votre bateau à un prix satisfaisant peut être la cerise sur le gâteau, car cela ouvre la voie au prochain chapitre.

Faire le bon choix

Le succès de ces trois parties repose sur le choix du bateau, aussi prenez garde à ne pas vous laisser séduire par de belles histoires, par les promesses du marketing ou par la perspective d’une conclusion trop rapide. Dépouillez-vous de votre idée de la croisière et réfléchissez vraiment à ce que vous voulez réaliser. Assurez-vous que vous obtenez tous les deux ce dont vous avez besoin en fonction de vos différentes aspirations. Nous avons vu des partenaires se faire écraser par un choix unilatéral. Prenez votre temps, promenez-vous, partagez une bouteille de vin, lisez, discutez avec les autres, regardez YouTube, partez en vacances en charter, tout ce qu’il faut pour être radicalement honnête avec vous-même et avec l’autre. Cette clarté de vision, et elle seule, fera que vous choisirez le bon bateau : à partir de là, vos plans pourront évoluer alors que le bateau ne le pourra pas. Et donc, faites le bon choix.

Dans notre cas, nous avons eu la chance de pouvoir tirer parti de mon expérience passée de compétiteur en course au large ayant construit de nombreux bateaux. Cette connaissance approfondie nous a permis de voir clair à travers les effets de fumée et les jeux de miroirs générés par le marketing sur papier glacé. Votre bateau doit être beau à voir, mais la vérité est qu’il s’agit d’une pièce d’ingénierie. Une machine dans laquelle vous vivez et que vous entretenez, tout en entreprenant de la mener vers les destinations de vos rêves. La plupart des bateaux sont conçus pour naviguer le week-end, avec des tas de couchettes, pas assez de stockage, des réservoirs trop petits, une structure trop légère et au final la nécessité de coexister avec ceux qui hantent les marinas. Nous voulions un bateau bien conçu, capable de prendre soin de nous, d’être fiable, de résister à la tempête et de constituer un foyer confortable et accueillant.


“Est-ce que nous devons répondre aux besoins des bateaux ou est-ce que le bateau doit répondre aux nôtres ?

 Je dirai que, en ce qui nous concerne, tout cela s’est joué autour d’un subtil point de basculement. Est-ce que nous devons répondre aux besoins des bateaux ou est-ce que le bateau doit répondre aux nôtres ? Cette affirmation peut sembler étrange, mais il faut savoir qu’elle repose sur la rencontre de tant de navigateurs qui consacrent tout leur temps, leurs ressources et leurs émotions à faire avancer leur bateau. Il est intéressant de noter que nombre de ces derniers sont des bateaux neufs, qui n’ont pas été construits selon les normes requises en matière de qualité de vie à bord et de choix des équipements. Une petite réparation en Europe peut signifier deux ou trois semaines de frustration coûteuse et criante dans les ports étrangers. Les pièces, ayant été retenues en douane, ne s’ajustent souvent pas à cause d’une simple modification. Il est dévastateur de voir ses rêves réduits à un tel point.

Nous n’avions pas réussi à trouver un modèle adapté à nos besoins, et nous étions résignés à construire notre propre bateau, jusqu’à ce que je tombe sur le Garcia Exploration 45. Subissant un retard de vol à Singapour, je m’étais offert un numéro de Yachting World relatant le lancement de ce modèle. J’étais pétri d’excitation et ai appelé Tracey pour lui dire que j’avais trouvé le bateau de nos rêves. C’est seulement deux ans plus tard que nous avons descendu le ponton pour rejoindre l’élément central de notre nouvelle vie, et il était magnifique, n’est-ce pas ? Toutes ces années passées à bâtir une carrière, à élever une famille et à être raisonnable ont été balayées. Le moment était venu pour nous de nous accorder la permission de faire ce que beaucoup considéraient comme une folie. Debout sur ce ponton pour saluer “Pearl”, nous avons du même coup remis quelques timides et froids opposants à leur place. Nous étions à nouveau comme des enfants et nous le sommes restés pendant les deux ans et demi qui ont suivi, d’autant plus que nous étions assez mûrs pour profiter d’un coucher de soleil !

Un défi posé à soi-même

Tracey était la plus courageuse, elle n’avait effectué que deux navigations de nuit jusqu’alors, donc cela a représenté un grand saut pour elle. À bien des égards, nous étions très différents, en ce sens que j’aime le voyage, là où elle aime la destination. Elle n’avait pas manifesté la moindre impatience à l’idée de traverser l’Atlantique. C’était sans aucun doute un défi qu’elle aimerait avoir relevé, mais pour elle l’attrait d’explorer l’autre côté était bien supérieur. La promesse d’une nature sauvage, de nouveaux amis et de la découverte de terres étrangères exerçaient une force d’attraction sur elle. Depuis que les enfants avaient quitté la maison, elle avait le sentiment d’avoir libéré de la disponibilité qui pourrait, et même devrait, être affectée à la réalisation d’un nouveau défi stimulant. Une sorte de nouvelle perspective de vie, probablement.

Je n’avais jamais navigué en croisière et avais derrière la tête l’idée que cela ne me comblerait pas. Notre traversée de l’Atlantique a été incroyable, en ceci qu’elle a permis à Tracey de s’épanouir, alors même que nous inaugurions un nouveau mode de vie en haute mer. Pour quelqu’un n’ayant jamais vécu cela, il faut un certain temps pour parvenir à oublier la destination et vivre pleinement la journée en cours. La vie c’est l’instant, et vivre le moment présent est un état d’esprit merveilleux. S’il y a un moment particulier à marquer d’une pierre blanche pour Tracey, ça a été notre rencontre avec un couple de petits rorquals curieux au milieu de l’Atlantique. Charles et Camilla, ces “baleines”, sont restés avec nous pendant trois jours, parfois à quelques mètres seulement du bateau, alors qu’ils surfaient à nos côtés.

Mes inquiétudes à l’arrivée à Antigua étaient déplacées, au sens où cette nouvelle approche de la navigation m’a complètement absorbé. Nous avions lu que la croisière au long cours consiste en vingt pour cent de temps passés à naviguer et quatre-vingt pour cent passés au mouillage ou en exploration lors des escales. Deux ans et demi plus tard, nous serions d’accord pour dire que, si la voile n’est pas vraiment votre truc, considérez-la comme un facilitateur. Quelque chose qui vous offre une maison confortable, bénéficiant d’une vue imprenable normalement réservée aux millionnaires. En fait, naviguer vous offre une incroyable variété de points de vue pour millionnaires, alors que ces demeures qui essaiment le long de la côte n’ont d’autre issue que de bouder, cernées par leurs pelouses manucurées, tandis que vous naviguez au coucher du soleil.

Un esprit de partage

Au fil du temps, l’empathie et un accompagnement patient, que nous avons préférés à la critique, ont comblé le fossé qui nous séparait en termes de connaissances véliques. Nous avons découvert, comme une machine bien huilée, que nous pouvions entreprendre des manœuvres complexes dans un silence complice. Tracey en est venue à aimer la voile, les océans n’ont plus représenté pour elle la peur de l’inconnu et sont devenus un lieu qui a nourri son âme. Les quarts de nuit ne seront certes jamais ses préférés, mais ils ont perdu leur caractère intimidant. Nos vies se sont mises en harmonie avec les saisons, en même temps que nous suivions le soleil dans son cycle annuel. Les contraintes de dates ont perdu de leur importance alors que notre relation au temps prenait un sens nouveau. Plus lent était notre parcours, plus notre expérience s’enrichissait, car la flexibilité ainsi acquise nous offrait de nouvelles opportunités : libre à nous de saisir l’impromptu. Un nid d’aigle, un récif au contour parfait, la rencontre de nouvelles personnes ou rien d’autre que le jugement que nous exercions sur la beauté de tel ou tel endroit : tout cela nous aidait à être, tout simplement.

L’un de nos objectifs dans cette entreprise était de rencontrer de nouveaux amis, c’est pourquoi nous avons été ravis de découvrir que nous avions rejoint une communauté incroyablement généreuse. En deux ans et demi de croisière, nous nous sommes fait plus d’amis pour la vie, de tous âges et de toutes nationalités, que pendant les dix années précédentes passées à terre. Chacun veille sur l’autre afin de ne jamais se retrouver seul ou coincé sans la moindre issue favorable. La pratique courante est de partager nos expériences autour de couchers de soleil conviviaux, ce qui permet bien sûr de découvrir des histoires souvent fascinantes. Quiconque, par définition, choisit de faire une croisière, affichera des yeux brillants et un enthousiasme communicatif. En fait, c’est l’une des principales choses qui nous manquent actuellement, alors que nous nous préparons à construire notre prochain bateau dans le but d’explorer la côte, les rivières et les canaux européens.